Les jeunes débattent sur « le temps »
Philippe Niederlender, historien
Témoigner de ma foi ?
Ma foi, puis-je parler de ma foi ? C’est en fait la foi de l’Eglise reçue des apôtres… Foi, croyance ne sont pas le propre du christianisme, ni des autres religions mais le propre de l’homme. Cette foi ne saurait aller contre la raison (cf saint Thomas d’Aquin et le concile Vatican I, en 1870).
Je me demande parfois qui sont mes dieux concrètement aujourd’hui ? l’argent, le plaisir, le pouvoir, la consommation… ? Le Dieu des Juifs et des Chrétiens n’invervient plus seulement sur la nature, mais dans l’histoire. Avec le christianisme, Dieu fait homme partage concrètement notre histoire, s’inscrit dans une généalogie, nait, vit et meurt sur une terre… il partage notre « temps ».
Le temps est compté : Un temps linéaire, les cycles du soleil et de la lune
Les cycles du soleil et de la lune permirent aux hommes de compter, mesurer et subdiviser le temps : les années, les mois, semaines, jours et heures… Les révolutions de la terre autour du soleil et celles de la lune autour de la terre ne concordent pas exactement mais inspirent les calendriers des grandes civilisations. Le calendrier est lunaire pour les anciens romains, les chinois et les musulmans. C’est pourquoi le temps du Ramadan est mobile d’une année sur l’autre. Les Juifs utilisent un calendrier luni-solaire. Un calendrier solaire pour les romains avec le « calendrier julien » depuis 45 av. J-C qui fut rectifié en 1582 par la pape Grégoire XIII. Le calendrier grégorien est devenu une référence universelle. Les Églises orthodoxes ont conservé le calendrier julien, d’où l’écart des dates des grandes fêtes avec les autres chrétiens.
Les écarts entre le calendrier et la réalité astronomique expliquent les années jubilaires de l’Ancien Testament et les années saintes des chrétiens qui sont autant d’occasion non seulement de « remettre les pendules à l’heure » sur le plan astronomique, mais aussi de remettre les dettes ou libérer les esclaves et surtout remettre les péchés. Un moine arménien Denis le Petit fixe au VIe siècle le point de départ de l’ère chrétienne à la naissance supposée de Jésus (en 754 du calendrier romain) avec une marge d’erreur de 4 à 8 ans. Depuis Jésus, nous vivons les derniers temps…
Les temps et les rythmes changent
Le Christ dans sa mandorle au tympan des églises romanes puis gothiques est au centre du cosmos et maître du temps. Ce temps apparaît dans des médaillons qui présentent les travaux agricoles selon les saisons. Les signes du zodiac donnent sa dimension cosmique au Christ. Les cloches de l’église ou du monastère rythment le temps cyclique des chrétiens de l’époque médiévale. A la fin du Moyen-Age se développe un capitalisme commercial. Les cloches des beffrois et hôtels de ville sonnent les heures du travail. C’est le temps des marchands et banquiers. Depuis : « le temps c’est de l’argent »… La société se laïcise depuis le XVe siècle jusqu’à nos jours…
Avec la révolution copernicienne, Galilée, Descartes, Newton, la cosmolgie, le monde, le temps ne relèvent plus de la religion mais des sciences… jusqu’à Albert Einstein qui montre le lien entre l’espace et le temps avec la « relativité ». Nous sommes passés de la vitesse de l’époque industrielle à l’immédiateté d’internet. Nous avons rétréci l’espace et le temps dans notre monde mondialisé. Nous vivons « en temps réel » avec des machines limitées par « l’obsolescence programmée ». Nous vieillissons nous aussi et ne risquons pas de changer la flèche du temps…
Qu’est-ce que le temps ? et comment vivre un présent si fugitif ? Pour saint Augustin, c’est dans l’âme que le temps passe. (Confessions, livre XI). - Pas de présent sans passé. Pensons à la difficulté que représente pour une personne ou pour un peuple la perte de la mémoire (dans les pays communistes par exemple)… - Pas de présent sans avenir… Nous sommes tendus vers l’avenir. Nous avons des rêves, nous construisons des projets… Le temps de l’histoire n’est pas un progrès linéaire, ni une décadence inéluctable. Il y a un mystère du temps. Je me dis chrétien, mais qu’ai-je de commun avec les pêcheurs ou les bergers qui suivaient le Christ en Galilée ?
Nous vivons les derniers temps depuis Jésus.
Mc 1, 15 : le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche ; repentez-vous et croyez à l’Evangile. La question de fin du monde (l’eschatologie) n’a rien d’un scénario catastrophe pour le chrétien. L’Apocalypse qui signifie « révélation » est un genre littéraire ancien. Nous devons plutôt nous poser la question de la fin, de la « fin des temps » dans le sens de « finalité ». Ma foi est bien plus qu’un ensemble de certitudes. Ma foi est (par définition) confiance… Ma foi chrétienne est aussi comme le dit l’Evangile, une « remise en question » (Jn 9, 39). Et Jésus dit alors : « Je suis venu en ce monde pour une remise en question, afin que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles ». Cette « remise en question » correspond pour moi au « recul critique » indispensable pour étudier l’histoire. Mon intérêt pour l’histoire vient aussi de mon questionnement chrétien. L’actualité de l'Évangile passe par les questions des hommes.
Mon engagement dans la solidarité fait partie de ma foi en Jésus-Christ. Il n’est pas un effet ou une conséquence de ma foi. Saint Martin manifeste sa foi en partageant son manteau avec un pauvre avant même d’être baptisé. La foi est donc engagement préférentiel en faveur des pauvres, des petits, des faibles. C’est pourquoi j’ai accepté à la fin des années 1980 de représenter l’enseignement catholique au CCFD puis de participer au Conseil Diocésain de Solidarité. Cela m’a fait découvrir des personnes extraordinaires en Amérique latine, en Afrique ou en Asie.
Si la foi pousse à l’action, elle n’encourage pas l’activisme. Si nous pouvons préparer les chemins du Seigneur, préparer la venue du Royaume, nous ne pouvons ni achever l’histoire, ni forger l’homme nouveau. Le père Henri de Lubac a étudié le « millénarisme » avec son ouvrage "la postérité spirituelle de Joachim de Flore" (1130/45-1202) jusqu'à notre XXe siècle.
L'historien Normann Cohn retrouve "les fanatiques de l'Apocalypse" derrière les grandes idéologies contemporaines. le fascisme, le nazisme et le communisme seraient les dernières grandes « hérésies » après celles du Moyen-Age qui prétendaient achever l’histoire et faire naître « l’homme nouveau ». J’ajouterais qu’en 1989 encore, le politologue américain Francis Fukuyama annonce la fin de l'Histoire c'est-à-dire en fait la victoire finale du libéralisme…
Vivre l’éternité au jour le jour
Ap 10, 5-7 : du temps il n’y en aura plus.
Vivre l’éternité dans le temps présent, au jour le jour, cela veut dire pour moi, viser au-delà des horizons de la consommation, des modes, des projets politiques qui ne s’identifient jamais longtemps avec le royaume de Dieu. La tentation existe toujours d’instrumentaliser la religion, nous le voyons aujourd’hui en particulier avec « l’Islam radical ». La notion de « convivialité » popularisée en 1973, par Ivan Illitch (1926-2002), me semble encore d’actualité. La technologie doit favoriser la rencontre et non l’empêcher. La vitesse, le « temps réel », l’immédiateté risquent de nous priver du temps de la réflexion. A nous de prendre le temps de réfléchir… « le temps de vivre »…
Avec Jésus, Dieu entre dans l’histoire, dans notre monde et notre temps : « le lieu de Dieu c’est le monde » disait Marie-Dominique Chenu de l’Ordre des Frères Prècheurs c’est à dire dominicain (1895-1990). La rencontre de ce théologien et médiéviste qui participa au concile Vatican II, à l’époque où je préparais ma maîtrise à la Sorbonne m’a beaucoup marqué.
Le présent demande une relecture du passé et pour le chrétien, une actualisation constante de la Bible… Comme le préconisait Karl Barth (1886-1986) un théologien protestant, il nous faut, au quotidien, lire la Bible et le journal. Le concile Vatican II dans « Gaudium et Spes » appelle, à la suite de l’Evangile, au « discernement des signes des temps ». Il s’agit des « signes des temps » et non pas forcément « des signes de Dieu ». Le concile voyait dans la décolonisation et l'entrée de la femme dans la vie publique des signes des temps. Il convient d’éclairer les faits à la lumière de l’Evangile et de les interpréter. Pour discerner, l’historien est bien outillé.
Voici maintenant le jour du salut (2 Co 6,2).